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« La CAN c’est la vitrine du football africain »

La CAN se profile, et le RC Lens devrait être impacté. Sur le papier, Haïdara, Ganago, Doucouré et Fofana sont susceptibles d’être sollicités par leur sélection respective. Sauf que lors de la dernière trêve hivernale, les deux milieux lensois ont décidé de faire l’impasse sur la sélection nationale, à savoir le Mali et la Côte dIvoire. Ces cas ne sont pas isolés (ndlr : Andy Delort avec la sélection algérienne) et méritent un débat. La CAN, qui se joue généralement en début d’année calendaire, impacte directement des clubs dont la donnée économique des performances sportives est de plus en plus centrale. Mais la CAN peut difficilement être jouée à un autre moment de l’année. On a posé des questions à Mansour Loum, journaliste sportif et référence sur le football africain. Sans détours. 

Merci à toi d’avoir accepté notre invitation. Tout d’abord, est-ce que tu peux te présenter à notre communauté. Quelle est ton actualité ?

Pour faire simple, je suis donc Mansour Loum, journaliste sportif. Spécialisé notamment sur le sport africain avec une particularité pour le football africain, sur lequel je travaille quasiment au quotidien depuis plus d’une dizaine d’années. J’ai évolué au sein de plusieurs rédactions, sur différents supports (web, radio, magazine, TV) et désormais je suis à la rédaction en chef de Sport News Africa.

Ces dernières semaines, le fait que Seko Fofana et Cheick Doucouré n’aient pas répondu favorablement aux convocations de leur sélection nationale respective a fait grand bruit. Comment analyses-tu cela ?

Au-delà du simple fait de ne pas répondre favorablement à une sélection, c’est surtout le timing qui a interpellé. La Côte d’Ivoire et le Mali n’étaient pas encore qualifiés pour les barrages et les deux joueurs étaient donc logiquement attendus pour prêter main forte à leur sélection respective pour atteindre cet objectif, notamment Seko avec la Côte d’Ivoire. Au final, l’absence de Doucouré ne s’est pas faite ressentir pour le Mali, mais celle de Fofana va clairement faire partie des regrets ivoiriens.

Une fois passé cela, c’est une question plus profonde que soulèvent ces absences en sélection. Un mix entre valeurs, méritocratie, sens du sacrifice et un brin de patriotisme. La question qui d’abord revient très vite auprès de nombreux supporters, est de se demander s’ils auraient décliné de la sorte une sélection avec l’équipe de France ou une sélection européenne par exemple ? La réponse semble évidente. Alors pourquoi le faire pour la Côte d’Ivoire et le Mali ? C’est comme si les sélections africaines étaient des sélections de secondes zones.

D’autant plus que les fameuses « raisons personnelles » et autres arguments du genre sont difficilement recevables. C’est en quelque sorte un manque de respect vis-à-vis de leur sélection, leurs coachs, leurs coéquipiers et aussi les supporters. Là ils se mettent en retrait, mais imaginez si les pays en questions se qualifient en phase finale de Coupe du monde par exemple. Comme enchantement, les « raisons personnelles » de cette mise en retrait vont disparaître. C’est un peu trop facile. Alors oui, des fois, dans certaines sélections africaines, il y a des choses qui ne vont pas (mauvaises conditions de voyages, hébergement, primes etc), mais dans ce cas, autant avoir un discours plus sincère et dire les vraies raisons d’un refus de sélection. Le grand public est parfois très dur, mais les discours de vérité passent toujours mieux. C’est trop facile de laisser d’autres aller au charbon durant les éliminatoires, faire énormément de trajets, de matchs pas évidents à jouer, pour ensuite venir dire qu’on est disponible pour la phase finale. Ça s’apparente à de l’opportunisme. Et surtout le sélectionneur fait quoi à ce moment-là ? Il prend un de ces joueurs à la place d’un autre qui a été là durant tous les éliminatoires et qui, lui, a fait des sacrifices ? Imaginez les problèmes que cela va créer dans un groupe. Ce sont de petites bombes à retardement qui exploseront au premier problème rencontré.

“L’épisode de l’absence de Fofana va rester un moment car son absence contre le Cameroun s’est faite sentir”

D’ailleurs, quelles sont les réactions dans les opinions publiques des pays africains concernés ?

Alors souvent il y a deux arguments qui ressortent très vite : le manque de patriotisme et le fait que des joueurs osent décliner une sélection car il s’agit de pays africains. Car s’il s’agissait de nations européennes ou sud-américaines, ils y iraient en courant. C’est vraiment perçu comme un manque de respect car comme dans tout pays, mais peut-être encore plus en Afrique, il y a un fort sentiment patriotique lorsque son équipe nationale doit disputer un match ou une compétition. Alors, autant dire que quand l’enjeu porte sur une CAN ou une Coupe du monde, ce sentiment est décuplé. Ils sont un peu perçus comme des joueurs qui tournent le dos à la nation, au moment où elle a besoin d’eux. Forcément pour Doucouré c’est passé un peu plus vite car déjà il n’avait pas encore un statut de titulaire et que le Mali s’est qualifié haut la main. En revanche pour Fofana, cet épisode va rester un moment car son absence s’est vraiment faite sentir sur le match couperet contre le Cameroun, avec l’issue que l’on connaît.

Nous n’avons que très peu d’informations sur ce qui a réellement motivé leur décision, mais globalement, on a quand même l’impression qu’une tendance de fond se dessine ; les clubs professionnels (européens) sont chaque jour de plus en plus puissants, ou contraints à défendre leurs intérêts, alors que dans le même temps, le football africain souffre de son instabilité ainsi que celle de son continent ?

Que ce soit vis-à-vis des sélections africaines, européennes ou autres, les clubs sont quelque part les décideurs. Logique, étant donné que ce sont eux les employeurs des joueurs. C’est le football européen qui est actuellement la référence, avec les championnats les plus compétitifs. Donc les clubs veulent défendre leurs intérêts et avoir leurs joueurs le maximum possible et surtout tout savoir de leur situation lorsqu’ils sont en sélection. Le drame pour eux est de voir un joueur partir en sélection et revenir blessé. Les exemples sont légions et leur réaction est compréhensible en ce sens. Du coup, ils font tout pour faire pression et si possible pouvoir éviter certains déplacements en sélection à leurs joueurs. Sauf que les fédérations européennes sont aussi puissantes donc il est difficile de les faire fléchir. C’est moins le cas en Afrique du fait de nombreux facteurs et les clubs s’engouffrent dans la brèche pour en profiter.

La CAN aide à financer les infrastructures des pays hôtes (crédits : jeuneafrique.com)

Il y a des exemples de joueurs dispensés de match avec leur sélection dès lors que l’enjeu est minime. Si leur fédération l’accepte, c’est leur problème quelque part. Après les clubs le faisaient énormément par le passé car les sélections et fédérations africaines étaient bien moins structurées et professionnelles qu’à présent. Mais, même s’il y a encore des axes d’amélioration pour atteindre le haut niveau, les fédérations africaines ont fait de gros progrès et se rapprochent petit à petit des exigences de ce haut niveau. Il y a des sélections où les rassemblements sont très pros, des voyages aux hébergements, en passant par la nutrition et les soins. Preuve que des nations africaines savent aussi bien travailler. Et donc elles vont forcément pouvoir résister aux pressions faites par les clubs. Et même les joueurs concernés ne viendront pas en sélection à reculons car ils savent que tout est organisé. Le souci de nombreuses fédérations était, et est encore pour certaines, de ne pas être assez structurées. Et comme dit l’adage : pour être respecté, il faut commencer par être respectable.

“La CAN se joue tous les deux ans (…) afin d’accélérer le développement des pays africains en termes d’infrastructures” 

La calendrier de la CAN n’est pas pour arranger les choses. La compétition se déroule sur les mois de janvier et février, période où le climat est le plus clément. Mais cette période de l’année est souvent la plus importante pour les clubs, qui entament la deuxième partie de la saison. Mais comment faire ? On ne peut pas demander aux nations africaines de jouer en plein mois de juin ? (ndlr : la CAN 2019 s’est exceptionnellement déroulée sur les mois de juin et juillet, en Egypte).

Jouer la CAN en janvier a longtemps été le principal grief des clubs, à juste titre. La CAF est longtemps restée inflexible, mais elle a fini par comprendre que pour son intérêt, celui du football africain et des joueurs africains, il fallait changer ce calendrier. Il y a aussi pas mal de confusions et idées reçues sur la CAN et votre question l’illustre bien d’ailleurs. La CAN se joue tous les deux ans. Une périodicité choisie afin d’accélérer le développement des pays africains en termes d’infrastructures, car énormément de pays sont en retard sur ce point. Vous avez pu voir que le Maroc a d’ailleurs accueilli énormément de matchs durant les éliminatoires du Mondial 2022 en zone Afrique car de nombreux pays n’ont pas un seul stade homologué aux normes FIFA. Ça semble aberrant en 2021, mais c’est la réalité du continent. Et on parle parfois de grandes nations africaines qui n’ont pas le moindre stade aux normes. La FIFA pousse pour un passage de la CAN tous les 4 ans, mais va savoir si c’est une bonne idée pour le football africain. Les arguments des deux camps sont nombreux.

Ensuite, la CAF a compris que pour avoir les meilleurs joueurs disponibles et la meilleure couverture médiatique et exposition de sa compétition phare, il fallait en finir avec la période janvier-février. Les gens débattent encore sur la CAN en janvier, alors que depuis 2017 le changement de calendrier a été voté. Ce qui veut dire que depuis 2017, la CAF a validé son passage en juillet-août. Et d’ailleurs la toute première édition a eu lieu en 2019, en Égypte et elle a été une réussite en tous points. Une des meilleures éditions des dernières années. Sans surprise, il n’y a pas eu de soucis avec des joueurs qui ont décliné une sélection avant la compétition.

Ganago représentant le Cameroun (crédits : rclens.fr)

Là, pour la CAN 2021, le problème revient entre guillemets car jouer au Cameroun en juillet allait être très compliqué en raison des conditions météo. Mais il faut savoir que cette édition qui va se dérouler au Cameroun a été attribuée depuis septembre 2014, c’est-à-dire trois ans avant la décision concernant le changement de calendrier et entre temps il y a eu deux changements de président au sein de la CAF. Compte tenu de cette situation et des sommes engagées, la CAF a décidé de revenir exceptionnellement à janvier – février pour cette édition au Cameroun. Ce qui veut dire qu’en 2023 en Côte d’Ivoire, la CAN sera de nouveau de retour en été. Et pour de bon on l’espère. Ce qui va impliquer qu’à l’avenir les pays hôtes soient mieux choisis pour éviter le scénario de l’édition à venir.

“La CAN, c’est la vitrine du football africain et l’une des rares compétitions qui soit rentable pour la CAF”

Tu as devancé ma question concernant l’organisation de la CAN tous les quatre ans. Mais est-ce que cela serait vraiment possible ?

Personnellement, je ne suis pas convaincu qu’une CAN tous les quatre ans soit bénéfique pour le football africain. Du moins, ce pourrait être le cas, mais pas dans l’immédiat. Nous avons des pays en très gros déficit d’infrastructures et des nations qui manquent de compétitions pour pouvoir progresser. Car au final c’est durant des tournois comme la CAN que des équipes progressent et gagnent en expérience. A mon sens, le gros point noir qu’il y avait autour de la CAN était surtout par rapport à la période de janvier durant laquelle elle se déroulait. Une fois cette édition camerounaise passée, ce souci sera évacué, pour de bon on l’espère. La CAN, c’est la vitrine du football africain et l’une des rares compétitions qui soit rentable pour la CAF. L’organiser tous les deux ans permet d’avoir des recettes pour engager pas mal de projets et autres dépenses par la suite. On vient de voir la première édition de la Ligue des champions féminine se tenir grâce à cela, et avec le concours de la FIFA aussi. Passer tous les quatre ans pourrait entraîner un manque à gagner pour la CAF et les Fédérations et aussi un manque de compétition pour des nations qui verraient leur progression être freinée. C’est d’ailleurs ce manque de compétition qui a été l’une des raisons de la création du Championnat d’Afrique des nations, sorte de CAN mais uniquement pour les joueurs évoluant dans un club au sein de leur pays. Maintenant, il faut savoir que c’est la FIFA qui pousse pour un passage de la CAN tous les quatre ans. Elle part du principe que ce qui est rare est cher. Mais dans le même temps, elle veut faire passer la Coupe du monde tous les deux ans. Pas très cohérent tout ça. En fait, ils ont besoin que la CAN passe tous les quatre ans pour pouvoir aller au bout de leur réforme du Mondial.

Delort et Belmadi sont allés au clash (crédits : competition.dz)

J’ai récemment vu un reportage sur la sélection algérienne de rugby. Alors qu’ils s’apprêtaient à disputer les qualifications pour la Coupe du Monde, le président de la fédération algérienne a tenu un discours dans lequel il invitait ses joueurs, en immense majorité disposant de la double nationalité, à se rendre compte de la responsabilité de représenter le peuple algérien. Mais est-ce que ce genre de discours existe dans le football ? Ne penses-tu pas que la double nationalité puisse parfois être, à cet égard, un facteur explicatif ?

Bien sûr qu’il existe aussi dans le football et pas seulement vis à vis des joueurs binationaux. Dans pas mal de sélections africaines, et pas qu’au football, ce sentiment patriotique est souvent mis en avant. Porter le maillot national dépasse le simple cadre du terrain. En fait, les joueurs deviennent en quelque sorte des ambassadeurs du pays le temps de 90 minutes. Ils doivent donc donner le meilleur d’eux-mêmes. Et pour cela, il faut des fois connaître un minimum le pays pour lequel on joue. C’est donc compréhensible que ce soit plus dur pour un joueur binational qui aurait très peu d’attaches avec le pays d’origine de ses parents. Preuve que choisir la sélection de ce point de vue implique aussi une démarche « humaine », pas seulement sportive. Elle peut être un accélérateur d’intégration dans un groupe.

“Il y a eu des moments où dans certaines sélections africaines tout n’est pas rose et il faut aussi le dire” 

Si on pousse le cynisme jusqu’au bout, est-ce vraiment surprenant de voir certains joueurs privilégier ponctuellement leur situation sportive du quotidien au détriment de la sélection ?

On peut aussi prendre le « problème » à l’envers et se demander pourquoi être venu en sélection dès le départ ? Pour certains, la sélection a été un tremplin, un moyen d’avoir plus d’exposition, de gagner des titres et disputer des compétitions majeures. Ce qui compte énormément dans une carrière ou tout simplement dans le cadre d’une renégociation salariale ou d’un transfert. Alors pourquoi profiter de tout cela et ensuite vouloir à un moment donné privilégier sa situation ? On dit que les sélections ont besoin des joueurs, mais dans un sens les joueurs ont aussi besoin de la sélection dans leur carrière. Maintenant, comme évoqué plus haut, il y a des moments où dans certaines sélections africaines tout n’est pas rose et il faut aussi le dire. C’est une réalité. En étant cynique, on peut justement se dire : mais pourquoi un joueur qui est dans son club, très bien payé, bien pris en charge et en pleine bourre, va aller se casser la tête en sélection dans des déplacements mal gérés, être mal logé, ne même pas toucher la maigre prime qu’il doit percevoir et prendre le risque de se blesser ? Honnêtement je peux comprendre ces interrogations. Et c’est la raison pour laquelle, à mon sens, il faut bien réfléchir avant d’honorer sa première sélection et savoir dans quoi on s’engage. Prendre des renseignements auprès d’autres joueurs etc. Il faut avoir connaissance de nombreux paramètres plutôt que de dire oui et y aller à reculons après quelques matchs. La sélection pour forcer un peu le trait, c’est un peu comme un mariage : c’est pour le meilleur et le pire. On ne peut pas venir lorsque tout va bien et qu’il y a de belles compétitions à disputer, pour ensuite invoquer diverses raisons quand ça va moins bien. Ce qui rejoint aussi un point que j’évoquais, la respectabilité des fédérations. Elles doivent faire en sorte d’être les plus professionnelles possible pour mettre les joueurs dans les meilleures conditions.

La pandémie a éloigné les continents les uns des autres. Et la situation sanitaire ne peut qu’avoir un impact négatif pour les sélections éloignées du Vieux Continent. On se rappelle que cet été, la CONMEBOL avait menacé de saisir la FIFA, voire même d’annuler les matchs qualificatifs pour le Mondial, si les clubs de Premier League, Serie A et de la Liga ne libéraient pas les internationaux. N’y-a-t-il pas également un défaut d’autorité au sein de la gouvernance de la CAF (Confédération Africaine de Football) ?

Alors ce déficit d’autorité a longtemps existé, il existe encore d’ailleurs car on a encore eu il y a peu un épisode avec des clubs européens qui ont tenté de faire pression sur les joueurs pour ne pas les libérer et les laisser aller en sélection en raison du Covid. Ironie du sort, à cette période les cas de Covid explosaient en Europe alors que l’Afrique était relativement épargnée. Au final c’était une façon d’essayer de retenir les joueurs. Les sélections, avec l’appui de la CAF, ont réussi à faire appliquer le règlement FIFA et ainsi disposer de leurs joueurs. Preuve qu’en tirant un minimum dans le même sens, il est possible de faire valoir ses droits et d’être respecté. Maintenant, il y a eu de nombreux soucis au sein de la CAF et sur les dernières années il y a eu une vraie crise de gouvernance, des guerres de clans… Malheureusement je ne peux pas trop développer car on y passerait un sacré moment, mais certaines choses semblent rentrer dans l’ordre. Mais oui, très clairement il faut une CAF unie, forte et surtout bien gérée pour porter haut la voix du football africain. Ce qui n’est pas encore le cas.

Je ne peux pas te lâcher sans te poser cette dernière question… Quels sont pour toi les grands joueurs africains de l’histoire du RC Lens ?

Alors je ne sais pas si on pourra dire qu’ils sont tous grands, mais en tout cas ils ont marqué à leur manière le club et moi plus particulièrement. Il y en a quand même pas mal, mais instantanément je pense à Rigobert Song, Seydou Keita, John Utaka, El Hadji Diouf, Daniel Cousin, Aruna Dindane et puis forcément une pensée toute particulière pour le regretté Pape Bouba Diop. Et encore plus loin à Roger Boli et Jimmy Adjovi Boco. Et il y a bien sûr Jules Bocandé et Marc-Vivien Foé qui eux aussi sont partis trop tôt.

Un grand merci à Mansour Loum, que vous pouvez suivre sur Twitter @mansour_loum

Retranscrit par Antoine

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