CULTURE SANG & OR

“Smicer, le Lucky Man”

Vladimir Smicer. Un nom qui fait vibrer encore aujourd’hui frémir chaque supporter lensois. Une légende intergénérationnelle. Vladi, c’est l’un des plus beaux joueurs de l’histoire récente du RC Lens. Un joueur qui a toujours fait l’unanimité. Un homme à qui on s’identifie, on s’attache. Qu’on aime. Il n’y a qu’à voir et revoir la vidéo de sa sortie contre le Toulouse FC, pour sa dernière apparition sous la tunique Sang et Or. Bollaert l’ovationne, et Smicer, plein de modestie et de respect, s’en va offrir son maillot à son entraîneur d’alors, Daniel Leclercq. Deux légendes Sang et Or qui témoignent d’un respect mutuel. Les poils. Les larmes même.

Vladimir Smicer | ©sport.cz

Pour rendre hommage à Vladimir Smicer, Culture Sang et Or va se parer des couleurs rouge et blanche pour vous raconter l’histoire de ce club légendaire qu’est le Slavia Prague. Tu aimes le football, l’histoire et la guerre froide ? Alors cette longue plongée praguoise est faite pour toi. Cela fait maintenant quelques semaines que l’on est sur les traces de Libor. Aujourd’hui dirigeant du Odbor přátel Slavia, groupe de supporters historique qui dans les années 1960 sauva le club de la disparition, Libor a accepté de répondre à nos questions Des réponses passionnantes. Pojďme* !

Salut Libor, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Comment tu vas ? Peux-tu te présenter à notre communauté ?
« Salut Antoine, merci à toi ! Je suis un supporter du Slavia depuis toujours. J’ai aujourd’hui la quarantaine, ayant grandi à côté du stade dans lequel jouait le Slavia dans les années 1990. Vladimir Smicer, puisque c’est lui qui nous unit, était mon premier héros d’enfance. J’ai le Slavia dans le sang et c’est un héritage familial. Mon grand-père était déjà un grand supporter. D’ailleurs, la seule chose positive du Covid c’est qu’aujourd’hui je peux mater les matchs du Slavia avec lui à la télévision, tant qu’il est encore là (il a 91 ans). Il avait pour habitude de m’emmener au stade, dans les vieilles tribunes en bois du Stade Eden. »

Le Slavia semble cartonner depuis quelques saisons !
« Oui, et j’en profite chaque jour. Nous pensons tous que le Slavia le mérite, après tous les échecs et les problèmes internes qu’on a connus par le passé. Personne ne peut prédire le futur. Nos propriétaires actuels et dirigeants peuvent partir aussi rapidement qu’ils sont venus. Il n’y a pas de raison qui semble à mes yeux justifier qu’une entreprise comme Citic (ndlr : entreprise d’état chinoise) possède et fasse tourner un club de football. Quand ils partiront, un nouveau chapitre s’ouvrira. Sûrement très aventureux. En tant que fan du Slavia, je peux te garantir qu’on est habitué aux “ups and downs” comme personne ici (rires). »

Est-ce que tu peux nous parler de Sinobo, qui est le nom du stade du Slavia ? Tu en as touché quelques mots juste avant. Quelles sont les relations du Slavia avec la Chine ?
« Sinobo est une société chinoise qui était sur le point de prendre 50% des parts du Slavia, mais ça ne s’est finalement pas fait. Le Citic Group, entreprise d’état, chinoise également, possède aujourd’hui 99% du Slavia. Pour faire simple, le PCC (ndlr : parti communiste chinois) a acheté notre club. Le fait est que l’argent chinois a sauvé le Slavia de la banqueroute en 2015. On était dans un énorme merdier à l’époque, les actionnaires changeaient constamment, des gens peu recommandables étaient à la tête du club. Le Slavia était en difficulté depuis la construction du nouveau stade en 2008. Tous les problèmes ont été résolus avec l’arrivée d’investissements massifs de Chine. Ils ont soulagé le club en profondeur, acheté le stade et consolidé les assets. »

Le Sinobo Stadium, écrin du Slavia Prague, est situé dans le quartier d’Eden.

« De par leur implication et l’argent investi dans le sportif, le club est revenu en haut du classement. C’est vrai. Le mec qui a amené les chinois au Slavia est un ancien homme politique socialiste tchèque, grand fan du club. L’objectif des propriétaires n’était pas clair. Il y a certainement un objectif de soft power en République Tchèque, et le club leur sert de levier de communication. L’un dans l’autre, le Slavia est bien géré en ce moment, et ils ont seulement besoin de contribuer à 10% du budget à la fin de chaque saison. Ce qui est dérisoire pour une entreprise d’état chinoise. En cette saison de Covid, le budget du Slavia Praha est d’environ 35M€. C’est un sujet très sensible autour de notre club, car historiquement les fans du Slavia n’aiment pas les communistes. Ces derniers ont fait beaucoup de mal au club. Peut-être que c’est leur façon (ndlr : au Parti Communiste Chinois) de “rembourser leur dette” (rires). »

Quelles sont les origines du Slavia ?
« L’histoire est riche et assez unique. Je vais essayer de condenser tout ça le plus possible parce qu’il y a tellement d’éléments à prendre en compte… Le club n’a pas été fondé comme un club d’un seul sport comme c’était le cas pour d’autres à l’époque. Le club de football était une branche d’une plus vaste société culturelle et politique appelée Slavia, qui rassemblait des étudiants tchèques et slaves. Le but de l’opération était d’apporter l’éducation aux étudiants tchèques au lycée et à l’université, les encourager à étudier en les supportant, et en faisant ce que l’on appelle aujourd’hui du “networking” (réseautage).

L’objectif politique de cette société était de créer une nation tchèque indépendante de la monarchie austro-hongroise. Cette société a été d’abord créée en 1848, année de grandes révoltes. Les autorités austro-hongroises ont immédiatement dissous le Slavia après avoir maté le soulèvement. La situation s’est répétée en 1869 et le Slavia est devenu une organisation interdite en 1895. Pendant son existence, la société Slavia a rassemblé énormément d’œuvres littéraires et culturelles tchèques. »

Et quid de l’arrivée du sport dans la société Slavia ?
« Oui, ça c’était l’histoire, maintenant passons au sportif. Le sport est devenu populaire parmi la jeunesse tchèque autour des années 1880. Les premiers clubs sportifs qui émergent à Prague étaient des clubs d’aviron, et étaient allemands. Un tiers de la population qui vivait dans la République Tchèque d’alors était allemande, communauté présente dans le pays depuis le Moyen-Âge. Les allemands, les autrichiens et plus tard les hongrois dominaient cette “monarchie multinationale » austro-hongroise.

Le football était joué par les avironneurs allemands pendant leur temps libre. Le vélo était l’autre sport populaire. C’est alors que trois étudiants tchèques, membres de la société Slavia, demandèrent aux dirigeants de créer une branche sportive. Après de longues négociations, on leur donna le feu vert et le club de sport fut créé. Le Slavia créé en 1892 était à l’origine un club de cyclisme. »

Avant de devenir un club de football ?
« Oui, mais avant cela, les choses se sont un petit peu compliquées. Le cyclisme était un sport difficile d’accès car cher, quand le football se développait et se diffusait de manière beaucoup plus rapide, devenant très populaire parmi la jeunesse tchèque. Comme je te le disais plus haut, la “société Slavia”  fut bannie en 1895. Le SK Slavia nait en 1896, est donc devenu le successeur direct de la petite branche sportive de la société Slavia. Et nous avons enfin notre club de football (rires). »

Et rapidement s’est installée la rivalité avec le Sparta ?
« En 1896 a été organisé le premier tournoi officiel de football en République Tchèque. Les deux étudiants à l’origine de la création de la branche sportive au sein de la société Slavia créèrent une équipe de football, qui finit 2e sur 4 lors de ce même tournoi de 1896. Le Sparta participait aussi au tournoi. Notre premier derby s’est terminé par un 0-0. On peut retracer notre rivalité à cette première rencontre. Le Slavia était composé de très jeunes joueurs d’environ 15 ans, alors que le Sparta avait des joueurs plus vieux et expérimentés. Le Sparta a rapidement connu des difficultés financières, et était menacé de banqueroute. Ils ont alors presque disparu. Le Slavia avait quant à lui un fort soutien des leaders de la nation tchèque qui provenaient de la société Slavia. C’est pour cela que le Slavia était le grand club du football national dans la première partie du 20e siècle. »


Comment le football tchèque s’est peu à peu imposé sur la scène européenne ?
« Les premiers matchs internationaux, notre première victoire contre des clubs anglais, notre premier stade, notre premier coach… tout ça c’est arrivé grâce à l’écossais John Madden ! Suite à son arrivée en 1905, l’équipe première du Slavia s’est mise à ne disputer que des matchs internationaux, la B disputait les matchs du championnat national, et l’équipe C était consacrée aux jeunes. Cette dernière a d’ailleurs compté dans ses rangs le futur président de la République Tchécoslovaque Edvard Beneš.

Le Slavia a beaucoup contribué à la promotion du football dans les campagnes, et a également joué un rôle vital dans la diplomatie tchèque au travers de matchs dans toute l’Europe. De manière générale, la plupart des figures politiques qui établirent la première République de Tchécoslovaquie en 1918 étaient membres du SK Slavia. »

Josef Bican, considéré comme le meilleur buteur de l’histoire du football, a marqué plus de 400 buts pour le Slavia entre 1937 et 1948.

D’où viennent les couleurs rouge et blanche du Slavia ?
« Slavia vient du latin slave. Les tchèques sont un peuple slave et parlent une langue slave. Nos couleurs sont le rouge et le blanc et viennent du drapeau du royaume tchèque. Nous avons une étoile rouge qui pointe vers le bas sur la partie blanche du maillot. C’est un symbole panslavique de l’époque. Pour refaire un bref retour historique, certains avaient à cette époque le projet de créer une monarchie slave avec un état central, rassemblant les Slaves d’Europe Centrale, d’Europe de l’Est, des Balkans afin de s’opposer aux Habsbourgs. Heureusement, ce projet n’a jamais abouti. Mais c’était pour te donner une idée de la puissance que peuvent prendre les symboles. Parce que encore aujourd’hui, nous sommes vraiment fiers de notre maillot. Le maillot du Slavia est inchangé depuis le premier match de son histoire, et tant que le Slavia existera, cela ne changera pas. »

Ce maillot est-il précieux à ce point pour les supporters du Slavia ?
« Le maillot tel quel, c’est notre symbole et il représente ce que nous sommes. C’est un sujet très sensible au sein de la communauté des supporters du Slavia. Cette année, il y a eu un petit ajout graphique sur la partie rouge du maillot, et je peux t’assurer que ça a été LE sujet dont tout le monde a parlé. »

Qu’est-ce qui vous attache autant à ce maillot, ces couleurs, ce pattern ?
« Ce maillot a été interdit par le gouvernement communiste dans les années 1950. Je t’en parlais tout à l’heure. Le régime communiste en Tchécoslovaquie a essayé de détruire toute connexion et toute mémoire avec la première république démocratique de 1918, et forcément avec ses hommes politiques, dont beaucoup ont grandi au sein du SK Slavia. Mais le Slavia était un des deux clubs les plus populaires du pays, et c’est ce qui nous a littéralement sauvé. La force du peuple ! Les fans ont également sauvé le club de la dissolution en 1964 en créant Odbor přátel (Amis du Slavia), un groupe de supporters qui a pris la direction du club qui était alors en mauvaise posture financière et sportive (2e division). »

Comme ça s’est passé ?
« Beaucoup de personnes issues de la scène culturelle tchèque se sont rangés derrière Odbor přátel ; des acteurs, écrivains, chanteurs populaires… Tu connais peut-être Miloš Forman, qui était un grand réalisateur à Hollywood, et qui a tout fait pour empêcher le parti communiste de détruire le Slavia. Forman et autres organisaient des soirées avec des milliers d’invités qui œuvrent financièrement pour la sauvegarde du club. Cela a permis au Slavia de recruter des joueurs et de revenir en première division. Même la police secrète n’a pas eu les “couilles” (sic) de s’opposer à ce mouvement. Le Slavia a récupéré son maillot originel et son nom en 1964, et a retrouvé sa place dans l’élite pour ne plus jamais la quitter. »

Revenons à la rivalité avec l’autre géant du football tchèque que tu as mentionné plusieurs fois, le Sparta.
« Le Sparta est le rival éternel, et c’est véritablement le seul club qui puisse prétendre l’être. Le Slavia et le Sparta ont créé et développé le football tchèque. Notre rivalité est le moteur du football dans notre pays. En temps normal, les deux clubs se partagent les moments “ups and downs” (ndlr : les hauts et les bas). Quand nous sommes en crise, le Sparta performe, et vice versa. Il n’y a pas de place pour que les deux clubs soient performants au même moment. Mon opinion est la suivante, si notre pays n’avait pas été autant affecté politiquement dans le courant du 20e siècle, notre championnat serait aujourd’hui l’équivalent de la ligue écossaise, avec deux géants et le reste. »


« En tant que supporter du Slavia, et tu peux penser que c’est un point de vue subjectif, je suis convaincu que cela fait 40 ans que le Sparta est un club corrompu. Le Sparta exploite à fond son passé populaire / prolétaire. Ils ont eu la “belle vie” sous le régime communiste. Bon, ça n’a pas été simple non plus pour eux au début du communisme, pour être vraiment honnête. Mais par la suite, ils sont devenus le “club protégé” du régime. Des dirigeants communistes faisaient partie de leurs supporters, et s’opposaient ouvertement à la scène culturelle libertaire qui supportait le Slavia. Le Sparta a gagné beaucoup de pouvoir à partir des années 1980, et a remporté beaucoup de titres durant cette période. Il y a un grand changement qui s’opère dans le football tchèque aujourd’hui, depuis que le “seigneur de la mafia du football tchèque” (sic) a été arrêté à l’automne (ndlr : Roman Berbr, désormais ancien président de la Fédération Tchèque de Football). Nous allons avoir une élection pour désigner le nouveau président cette année. Et peut-être que Vladimir Smicer pourrait être le candidat idéal.

On verra. Même s’ il est directement associé au Slavia, nous ne chercherons aucun favoritisme de sa part vis-à-vis de notre club. Tout ce que nous souhaitons, c’est un championnat équitable. Aujourd’hui, même si nous avons de l’argent chinois, notre succès sur le terrain est dû à un seul homme : Jindřich Trpišovský. Cet homme est un miracle pour le football tchèque. Il fait partie de la nouvelle vague, et réalise des choses incroyables avec un petit budget, en comparaison avec ce qui peut parfois être fait à en Europe occidentale. »

En 1995-1996, le RC Lens et le Slavia Prague se sont affrontés en Coupe de l’UEFA. Après un match nul à Prague, le Slavia de Smicer est venu chercher sa qualification à Bollaert grâce à un but de Karel Poborsky en prolongations. Quels sont tes souvenirs ?
« Je me rappelle très bien de ce match. Je ne pouvais pas aller au stade pour le match aller parce que j’étais malade. Je voulais absolument mais mes parents ne m’ont pas laissé sortir ! J’avais 15 ans. Nous habitions à sept minutes du stade, je pouvais voir les projecteurs depuis ma chambre. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce match aller. Ça a fini en 0-0. J’ai toujours la cassette VHS. C’était un match dur. Typique du football défensif tchèque de l’époque. Mais nous avions des talents offensifs. Nos deux rencontres n’ont pas offert beaucoup de buts. Pour le retour, je l’ai vu à la télévision, et je me rappelle d’une bonne ambiance à Lens. La tribune principale était bizarrement au niveau de la ligne médiane, et le meilleur joueur chez vous était Titi Camara je crois. Nous avons refait un match nul 0-0. Puis les prolongations. Et là Poborsky a marqué le but décisif. Vlad Smicer a aussi eu une grosse occasion mais n’a pu marquer le second but. Je sais que vous l’avez recruté suite à cette opposition de Coupe d’Europe, et qu’il a eu de grands succès dans votre équipe par la suite. C’est une superbe histoire. »

Le Lucky Man et Radek Bejbl, qui évolua également au RC Lens (2000-2002)

Comment est-il arrivé au Slavia ? Quelle est son histoire avec le club ?
« Smicer, c’est un enfant du Slavia. Je crois qu’il est arrivé à ses 14 ans. Il est d’un village dans le nord-ouest de la Bohème. Je crois qu’il a dû vivre à Prague par ses propres moyens à un âge relativement jeune. C’était une situation assez normale à cette époque. Il est arrivé en équipe première pour prendre la suite d’une autre légende, l’attaquant Pavel Kuka. Il jouait avant-centre chez nous, et a permis au Slavia de remporter le championnat en 1996, 49 ans après son dernier titre ! C’était l’année de l’Euro 96. La République Tchèque est allée jusqu’en finale avec une équipe composée de joueurs du Slavia Prague, plus Pavel Nedved.

Vláďa Šmicr, comme on l’appelle ici, est une personnalité très populaire qui fait l’unanimité. Il est respecté par tous ici, même chez notre rival, ce qui est peu commun dans notre pays. Il a fait une belle carrière à Liverpool, puis à Bordeaux et à son retour au Slavia, on s’est qualifiés pour la Ligue des Champions pour la première fois de notre histoire. On a ensuite remporté deux championnats de suite. Depuis, il est surnommé “the lucky man”. Et je crois qu’on peut également dire que vous avez également profité de sa bonne étoile (rires). »

Retranscrit par Antoine (@L2F_BM)

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