CULTURE SANG & OR

Le jeunisme, reflet d’une société impatiente

De quoi provient le jeunisme ? Que nous dit-il sur l’évolution du sport ? Des montagnes de cracks à l’identité dévoyée des clubs de football, plongée dans cette thématique qui animent tant de supporters et d’observateurs, avec Adrien Mathieu, journaliste au magazine Le Point et fondateur du podcast Formation Football Club.

Photo RC Lens

On s’y perd, tant la quantité est importante. Chaque année, les observateurs – professionnels ou amateurs, dont l’excellent @RCLAcademy – mettent la focale sur des dizaines de jeunes joueurs, affublés de la terminologie « crack ». Des promotions 2006, 2007 et bientôt 2008. Comme si on parlait d’étudiants sortant d’école pour entrer sur le marché de l’emploi. Uruguayen, Canadien, Anglais, Français, Nigérian, évoluant à River Plate, Molde, Arouca, ou déjà dans les équipes de jeunes de mastodontes du football tels que Manchester City ou le FC Barcelone, la profusion de ces nouveaux noms alimentant quotidiennement la chronique de la galaxie football est tout bonnement vertigineuse.

« La diffusion sur les réseaux sociaux de compilations de jeunes joueurs font des millions d’impressions, tout en n’étant que des montages de deux minutes », explique Adrien Mathieu. Pourtant, « ce n’est pas parce qu’il y a une performance ponctuelle que l’on peut affirmer quoi que ce soit » sur le potentiel d’un footballeur. L’exposition de ces jeunes garçons, collectivement et individuellement, est aujourd’hui certainement égale voire supérieure à celle des joueurs adultes qui évoluaient dans les années 1990. Il est facile de suivre les compétitions internationales de jeunes, qu’elles soient de sélections ou de clubs. Les supporters du RC Lens ont eu l’opportunité de découvrir la Youth League cette saison, y compris grâce à des retransmissions en ligne. « Cette compétition apporte énormément de choses, car elle permet aux jeunes de la formation française de se confronter à leurs homologues européens. Le parcours du FC Nantes dans la Youth League est admirable, tout comme celui du RC Lens, qu’il ne faut pas banaliser ».

Mbappé a-t-il cassé les codes ?

Parmi ces jeunes à éclosion supersonique, il y en a un qui a immédiatement pris de vitesse le monde du football sur le terrain, mais aussi en dehors. « Moi tu ne me parles pas d’âge ». Cette punchline, prononcée par Kylian Mbappé dans Intérieur Sport quelques semaines avant le Mondial en Russie, en mai 2018, et un an après son arrivée au PSG, est a posteriori assez fascinante. À l’époque, le natif de Bondy, sûr de sa force (« Vous n’êtes pas contents ? Triplé » est issu du même documentaire), souhaitait faire passer le message au monde du football que ses 18 ans n’étaient en rien un obstacle. Qu’il assumait son talent, et que sa relative inexpérience du très haut niveau n’allait en rien altérer sa capacité à faire exploser les défenses adverses lors des moments décisifs où, souvent, l’expérience parle. Des paroles rapidement suivies d’actes, puisqu’il sera dans la foulée l’un des meilleurs joueurs de l’équipe de France sacrée championne du monde.

Cette sortie médiatique pourrait avoir inconsciemment influencé certaines analyses. « Cette phrase de Mbappé a cassé les codes », estime Adrien. « Ce qui est sûr c’est qu’il y a des joueurs qui sont prêts de plus en plus jeunes. Mais a contrario, ce n’est pas parce qu’à 17 ans tu n’es pas prêt que tu seras condamné à être une pipe. Des joueurs comme Giroud ou Valbuena, Lees-Melou, Jonathan Gradit, Florian Sotoca ou Adrien Thomasson ont explosé tardivement. Tout le monde n’a pas un chemin linéaire et c’est aussi ce qui fait la richesse du football. Il faut être assez prudent avec les jeunes joueurs ».

Récemment par exemple, Anis Hadj-Moussa, 22 ans, est réapparu dans les radars. Le jeune Franco-Algérien, formé au RC Lens qui ne l’a pas conservé, a intégré la sélection des Fennecs, dirigée par Vladimir Petkovic, grâce à de prestations de haute volée en Eredivisie avec son club du Vitesse Arnhem. Simon Banza, qui a mené l’attaque Sang et Or lors de la remontée en Ligue 1, est actuellement deuxième meilleur buteur du championnat portugais avec 19 unités en 20 matchs. Des cracks passés au travers des filets du RC Lens ? Ou tout simplement des joueurs qui ont eu besoin de temps ainsi que d’un contexte différent pour prendre leur envol ? C’est certainement l’angoissante projection que se font les supporters lensois qui réclament la titularisation d’Ayanda Sishuba depuis des mois.

Photo So Foot

Adrien tempère : « Comme pour tout, l’analyse ne doit qu’être multifactorielle. Il faut prendre en compte les statuts, l’intégration dans un groupe, l’acceptation par le vestiaire, l’expérience, la stabilité émotionnelle du jeune joueur au moment où il est lancé, son accompagnement par le coach, l’entourage. Le danger, c’est le fait de vouloir trop vite mettre des jeunes joueurs en avant. Il faut savoir respecter la pyramide des âges qui est très importante dans l’équilibre d’un vestiaire. Tu peux voir Strasbourg avec BlueCo qui a vendu tous les joueurs de plus de 23 ans. Et le remplacement de Matz Sels par un jeune gardien très inexpérimenté ». Le contre-exemple du RC Strasbourg pourrait-il, si on suit la logique d’Adrien Mathieu, provoquer une méfiance face aux effectifs trop jeunes ? Les supporters alsaciens feront-ils entendre leur ras-le-bol de voir un onze uniquement composé de jeunes, sortis de la couveuse par un propriétaire n’ayant que la notion de trading en tête, et a fortiori obtenir le retour de cadres souvent désignés comme valeurs sûres ?

Beaucoup de supporters sont capables d’accorder de la patience à de jeunes joueurs, en songeant à leur potentiel et à l’indispensable temps de maturation. Mais qu’est-ce qui peut expliquer que les plus doués soient mis sur un piédestal ? Certains, parfois, sont érigés comme la solution miracle aux défaillances du collectif, plombé dans l’esprit des supporters par des individualités plus âgées, des joueurs qu’on estime coupables de vivre dans le confort d’une place de titulaire. « Il y a du bon et du moins bon dans le jeunisme. Mais ce que l’on peut noter également, c’est que dans ce football moderne, il y a une perte d’identité de plus en plus marquée, et la tendance va en s’accélérant. Les joueurs changent très vite de club, sans qu’on ait le temps de s’attacher à eux. Ces jeunes joueurs, issus de la formation, font encore partie de l’ADN des clubs. Et sont, à un degré moindre que les supporters, un véritable capital identitaire ». La Beaujoire, remplie pour le match des U19 du FC Nantes face à leurs homologues du FC Copenhague, en est la plus limpide illustration. Prompts à critiquer leur équipe première, les supporters des Canaris apportaient là un soutien inconditionnel aux jeunes pousses. Adrien constate qu’à l’impatience de voir ces jeunes jouer au plus haut niveau, succède l’impatience de les voir performants à chaque sortie. « Un mec comme Andy Diouf, j’avais affirmé, et je continue de le penser, que c’était une superbe recrue pour le Racing Club de Lens. Mais quand je me suis exprimé à son sujet, je ne pensais pas forcément à la saison 2023-2024. C’est un peu comme David Pereira Da Costa, et encore plus Elye Wahi. Il faut inscrire ces jeunes joueurs dans la durée. »

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