Pour conclure cette série d’articles sur les femmes et le football, Culture Sang et Or a eu l’immense plaisir d’échanger avec Sarah M’Barek, coach et manager de l’équipe féminine du RC Lens, première intervenante du Racing pour notre rédaction ! À cette interview s’ajoute le point de vue de Charles, spécialiste D2F de notre équipe et auteur du compte @RC_Elles.
Culture Sang et Or : Charles, tu suis les féminines de Lens depuis leur lancement en 2020. Te souviens-tu des réactions qu’a générées cet événement, du côté des supporters et du club ?
Charles : « Je me souviens que l’arrivée d’une section féminine au Racing a suscité un certain engouement parmi les supporters. Nous étions dans la foulée de la remontée en Ligue 1 et c’était en quelque sorte un signe du renouveau lensois. Du côté du club, la naissance du RC Lens Féminin a été officialisée en grande pompe à la mairie d’Arras en présence de Joseph Oughourlian pour la signature de la convention avec la Ville d’Arras. Le club a aussi frappé un grand coup en nommant Sarah M’Barek à la tête de la section, preuve d’une certaine ambition. »
CSO : Quels ont été les moments qui t’ont particulièrement marqué lors de ces quatre premières saisons ?
Charles : « Il y a plusieurs choses, notamment les événements solidaires comme Octobre rose organisés par le RC Lens féminin, et l’engouement progressif des sections de supporters. Mais un autre m’a marqué tout particulièrement : le combat de Sarah M’Barek contre la maladie. Elle est du genre à ne jamais lâcher et elle a mis cette force pour lutter contre son cancer et déjouer les pronostics. Elle est un exemple de résilience. »
CSO : Sarah, votre parcours force le respect, mais ce combat n’a pas été le premier pour vous. Votre carrière de joueuse, à une époque où le football féminin était largement négligé par les médias, a débuté en 1992 et s’est arrêté en 2005. En 2007, vous devenez entraîneure. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur l’évolution de la pratique du football par les femmes ?
Sarah M’Barek : « J’ai fait partie des premières joueuses que l’on peut qualifier de “professionnelles” en France, parce qu’on était trois et payées pour jouer au foot, même si nous n’avions pas de vrais contrats de joueuses. J’avais un contrat de secrétaire ! Mais les contrats, pour les filles, ça n’existait pas.
« Aujourd’hui, il y a les contrats fédéraux, les championnats de D1 et D2 sont professionnels depuis cette année, donc l’évolution est réelle et concrète. Mais je dirais que les avancées se sont faites essentiellement sur les trois ou quatre dernières années. On était quand même bien en retard par rapport aux autres pays d’Europe, que ce soit en Angleterre, en Espagne, en Italie ou en Allemagne. Les conditions d’entraînement et le niveau ont aussi évolué, mais on a encore un petit frein au niveau des mentalités, dans les instances et dans ce sport qui est encore très machiste. »
CSO : Vous avez connu 18 sélections en Équipe de France, entre 1997 et 2002. Qu’avez-vous observé de différent par rapport aux conditions de travail en club ?
S.M. : « Une anecdote toute simple : on avait des survêtements qui étaient les restes des garçons, pas du tout adaptés à un corps féminin, beaucoup trop grands, jamais ajustés. Les restes, c’était pour les filles. Aujourd’hui, on a des équipementiers qui dessinent des vêtements de sport et de foot spécifiquement pour les femmes. C’est une très belle avancée. »
CSO : Que pensez-vous de la création de la Ligue féminine de football professionnel (LFFP), officielle depuis le 1er juillet ?
S.M. : « Il était temps ! On a pris beaucoup de retard, notamment sur l’Angleterre et l’Espagne. On a perdu beaucoup de joueuses françaises de très bon niveau qui sont parties jouer à l’étranger. Notre championnat va certainement en pâtir. Même nos coachs commencent à s’expatrier, donc il était temps de le faire. C’est une bonne chose, c’est sûr, maintenant on va voir comment ça va permettre d’avancer. Après, il n’y a pas que la Fédération : les clubs aussi doivent mettre des moyens à disposition de leurs équipes féminines. Ça, c’est quand même en bonne voie depuis plusieurs années. Que ce soit en D1 ou en D2, on voit vraiment des clubs qui sont investis et qui soutiennent leurs sections féminines, donc on est sur les bons rails, mais il était tout juste temps de le faire, et j’espère qu’on va pouvoir rattraper notre retard. »
CSO : Charles, quels sont les principaux chantiers pour cette LFFP ?
Charles : « Je salue sa création, mais reste assez perplexe sur ses moyens d’action. On est pour l’instant sur une coquille vide qui reste dans le giron de la FFF. On nous promettait une convention collective pour les joueuses avec un salaire minimum et une prise en charge pendant les grossesses, mais les négociations n’ont pas encore abouti. Tout n’est pas à jeter, avec la création de centres de formation et un quota de contrats fédéraux revu à la hausse. Il faudra un peu de temps pour voir les résultats, et pendant ce temps, les autres championnats prennent de l’avance. »
CSO : On dit souvent que le football féminin suscite une certaine indifférence face à la concurrence écrasante du football masculin. Quel est ton point de vue ?
Charles : « C’est un problème essentiellement français. Le football féminin remplit les stades en Angleterre, en Espagne et même en Australie où la Coupe du monde 2023 a été un détonateur. On espérait le même engouement en France après le Mondial 2019 mais le COVID est passé par là. Et, surtout, les instances n’ont pas su surfer sur la vague. La création de la LFFP, justement, va peut-être changer les choses. »
CSO : La diffusion des matchs des féminines à la TV est un sujet épineux : pour certains, il est difficile de susciter l’engouement du public si l’on ne peut pas suivre les matchs, mais pour d’autres, acheter les droits TV des divisions féminines est délicat car l’audience ne sera peut-être pas au rendez-vous. Quel est ton sentiment là-dessus ?
Charles : « On est avant tout sur un problème de promotion du football féminin. En dehors des suiveurs assidus, personne ne sait quel est le programme du week-end ou quand joue l’Équipe de France. Cette saison, les affiches de D1 se jouaient le vendredi soir et le dimanche soir, en concurrence directe avec les matchs de Ligue 1. Il faut déjà adapter le calendrier pour éviter ce cas de figure, et contraindre les diffuseurs en incluant le football féminin dans les appels d’offre des championnats masculins. »
Sarah M’Barek : « Je trouve qu’on est un peu fermés et butés. Pourquoi est-ce qu’on ne va pas voir ce qui se fait de bien ailleurs, comme le font d’autres pays ? Je n’ai pas de recette miracle, mais je peux vous dire qu’il y a beaucoup de femmes et d’hommes qui ont de bonnes idées et des choses à partager. Si tout le monde se mettait autour d’une table pour discuter, ça aiderait. Il y a des choses qui se font, mais sur le plan politique, ça n’avance pas plus que ça, et c’est souvent ça le frein. À un moment donné, il faut être capable de prendre des décisions. Il ne suffit pas de dire “On va le faire”, il faut vraiment le faire et y mettre les moyens. Et c’est tout à fait possible : en Angleterre, en cinq ans, le football féminin s’est complètement transformé, notamment avec les droits TV. Au départ, il y a eu un versement de droits TV des garçons pour les filles, ce qui a permis aux clubs de se structurer et de se professionnaliser. Aujourd’hui, elles remplissent les stades, ont des milliers de téléspectateurs qui regardent les matchs, et la chaîne est gratuite. Donc il y a moyen de faire des choses, j’en suis convaincue. »
CSO : En parlant de mieux à faire, abordons un sujet délicat. Certains regrettent que l’écart salarial entre les joueurs et les joueuses soit aussi monumental. D’autres soulignent que le football a une économie très particulière. Qu’en pensez-vous ? Quels seraient les meilleurs leviers à actionner pour tenter d’équilibrer la situation ?
S.M. : « C’est une réalité. L’économie générée par le football masculin est très loin de ce qui peut se faire chez les filles, donc il n’y a pas de comparaison à avoir. Par contre, en dehors de ça, permettre aux joueuses de football — et aux sportives tout simplement — d’avoir des salaires à la hauteur de leur investissement et de leur niveau, c’est sur ça qu’il faut travailler. L’arrivée de la LFFP et de la professionnalisation des championnats est ce qui va permettre de donner aux joueuses et aux entraîneures de meilleures conditions salariales, une certaine sécurité et une meilleure situation. Mais pour l’instant, il faudrait générer — et notamment grâce aux médias — une économie du sport féminin. À partir du moment où il y a la volonté de faire les choses, on peut trouver les moyens de le faire, j’en suis convaincue. »
CSO : Charles, quels seraient ces moyens d’après toi ?
Charles : « L’égalité salariale est un doux rêve, mais on peut espérer au moins l’équité. Il faut reconnaître le football féminin de haut niveau comme un métier et permettre aux joueuses d’en vivre. Mais il faut aussi réfléchir à un mécanisme de redistribution entre les équipes masculines et équipes féminines, surtout quand les équipes font parties du même club. On a besoin d’une rampe de lancement pour que la machine se mette en route. Le football féminin peut trouver son modèle économique si tout le monde joue le jeu. »
CSO : Coach, parlons à présent du RC Lens. Quel est votre ressenti sur le développement du football féminin au Racing ?
S. M. : « On est plutôt bien loties. Comme je le disais tout à l’heure, quand il y a la volonté de la direction, des gens qui sont en place, les choses avancent bien. C’est le cas à Lens. Pour l’équipe première, les conditions ont vraiment bien évolué, toutes nos joueuses (ou presque ?) sont sous contrat, on a de superbes conditions d’entraînement, on a accès aux mêmes équipements que les garçons, donc tout ça est vraiment top. Et en même temps, c’est un minimum pour une équipe qui évolue en D2 ou en D1. Mais à côté de ça, on a toutes nos autres équipes de jeunes pour qui les conditions ne sont pas encore idéales. C’est le dossier des prochaines années. Il faut leur permettre d’être aussi bien encadrées que l’équipe première, parce qu’on a déjà des jeunes joueuses qui sont en sélection alors que tout n’est pas optimal.
Donc je me dis qu’avec de bonnes conditions, on pourrait vraiment faire du très bon travail. Ensuite, forcément, plus le niveau augmente et plus le reste doit suivre. Tout ça prend du temps, il faut du personnel en plus, le budget, et par conséquent la volonté présidentielle. C’est le cas pour l’instant.
Je pense qu’à Lens, il y a une réelle volonté. On est très bien intégrées, respectées et acceptées. Parmi tous les clubs que j’ai connus, vraiment, c’est ici que je sens que la section féminine est totalement intégrée. Même si c’est aussi le cas aujourd’hui à Montpellier, ce n’était pas forcément vrai lorsque j’y étais. »
CSO : Voilà qui est de bon augure ! Pour finir, avez-vous un message à faire passer, Sarah ?
S.M. : « Pour moi, comme je le dis à mes filles, il faut toujours batailler pour avoir quelque chose. C’est très rare qu’on nous le donne. Si j’étais dans le football masculin, c’est peut-être un message que j’aimerais aussi faire passer aux hommes : allez chercher les choses. Je pense que ça fait partie de mon ADN et de ma façon d’être, il faut se battre pour les avoir, pour les mériter. Ça nous permet de les apprécier davantage que si elles arrivaient toutes seules. »
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C’est probablement un état d’esprit que toutes les actrices du football ont en commun, depuis les premières pionnières de l’autre côté de la Manche jusqu’aux joueuses d’aujourd’hui. Heureusement, car il semble indispensable. Depuis la fin du XIXe siècle, les femmes ont parcouru un long chemin, injustement semé d’embûches, et la ligne d’arrivée — si tant est qu’il en existe une — paraît encore bien distante. Heureusement, les choses évoluent, et si l’on peut regretter la lenteur du changement des mentalités en France, il est intéressant de constater que le contexte n’est pas le même dans tous les pays. Nous espérons que cette série d’épisodes vous aura permis d’en apprendre davantage sur un sujet aussi méconnu que passionnant, et, peut-être, de vous défaire de certains préjugés.
Encore un grand merci à Sarah M’Barek pour sa disponibilité, sa franchise et sa bienveillance. Toute l’équipe souhaite, à elle et au RC Lens féminin, la meilleure saison possible. Allez Lens !
[La partie 1/3 de cette série est à lire ici, et la 2/3 ici]