CULTURE SANG & OR

Le fantôme de Bollaert

Il fait froid ce matin du 6 novembre 1929. Je sens le vent froid des plaines de la Gohelle qui me parcourt l’échine quand je pointe le nez en dehors de la maison du coron. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous survivons. Depuis qu’une fameuse grande crise venue d’Amérique a mis à l’arrêt la Fosse 5. « Encore un coup du patron pour se faire des sous sur notre dos  !  » souffle mon père. Au moins, savoir que ce sont les cowboys qui m’empêchent de descendre, ça me fait voyager ! Moi qui n’ai connu qu’Avion et les autres puits de la compagnie.

Je m’appelle Jules, j’ai 18 ans et je suis un galibot de la fosse 5. Je descends depuis mes 14 ans et je suis affecté dans la même équipe que mon père. Ce 6 novembre 1929, Augustine, ma mère, s’affaire sur ma personne. Pas question de trainer avec mes « loques eu’d fosse », ma mère m’a prévu ma tenue du dimanche. « T’en fais des manières  !  » peste mon père ! « Ti t’es fier ed’tin gardin. Mi j’peux bin moutrer min tchiot ».

Galibots, mines de Lens vers 1930, source Les éditions de l’Escaut

Aujourd’hui, un grand évènement se prépare sur le carreau actuellement silencieux. Le directeur de la compagnie, Monsieur Félix Bollaert nous fait l’honneur de sa venue pour nous annoncer une grande nouvelle. Les sentiments dans les regards des camarades mineurs sont partagés. Cela oscille entre la fierté de pouvoir rencontrer le directeur, la méfiance devant les promesses patronales, la colère. Et surtout la faim se lit sur les visages émaciés, accablés par des mois de chômage et de vaches maigres.

Une estrade est montée entre les chevalets du 5 et du 5 bis. Les patrons l’appellent la fosse Saint Antoine, pour nous mineurs, c’est simplement le 5. Monsieur Bollaert arrive sur la scène. Un tic nerveux lui fait constamment passer sa main dans sa moustache épaisse et impeccablement taillée. Son parler est éloigné du notre, tant et si bien que nous avions du mal à le comprendre. Pas de patois mais des mots prononcés avec soin avec chaque syllabes décomposées et saccadées. Comme le bruit métallique d’une machine dont nous connaissons trop bien la musique.

Il dit comprendre nos difficultés et nos sacrifices qui sont « malheureusement nécessaires dans la grande crise économique que nous traversons ». Mais dans sa grande mansuétude, la Compagnie a fait l’acquisition d’un terrain entre la Fosse 1 Sainte Elisabeth et la Fosse 9 Saint Théodore pour y construire un stade afin d’encourager la pratique sportive. Les patrons et la direction ne jurent que par la gymnastique « un esprit sain dans un corps sain ». Mon père lui ne pense qu’à son jardin. Moi c’est la boxe qui me fait rêver et mon héros Georges Carpentier, dont je dévorais les exploits dans les journaux en étant enfant.

Quand on parle de la mine avec mon père, le mot qui revient le plus souvent est PRISON. La mine est une prison à ciel ouvert, dans des rues fermées par des barrières où ne peuvent vivre que ses travailleurs. L’arc en ciel de couleurs de nos campagnes est remplacé par le noir. Le noir partout qui sort des cheminées, qui redescend par volutes de poussière quand les barrous déversent les déchets sur le terril. Le noir sur nos visages et sur nos corps. Le noir qui vient s’incruster dans les interstices de notre peau, jusqu’au plus profond de nos entrailles et qui nous tue à petit feu.

Groupe d’ouvriers des Mines de Lens vers 1930, source Les Editions de l’Escaut

Les conditions de construction du stade sont pénibles mais nous sommes à l’air libre, au jour. En été, les rayons du soleil me voilent la vue et je ne suis pas dans la pénombre simplement éclairée par la lumière de nos lampes. J’arrive même à entendre le son des oiseaux entre les passages de trains reliant les différentes fosses.

En plus de sa difficulté, le métier de mineur est ingrat. Le sidérurgiste voit le fruit de son travail devant les trains et autres colosses d’acier qui s’érigent dans les villes. Le maçon peut fièrement montrer à ses enfants telle maison ou tel édifice qu’il a façonné de ses mains. Le charbon lui est avalé par les brasiers et autre fours, rendant invisible notre mérite. Avec ce stade, je vais pouvoir rester vivant et monter à mes futurs fils et filles ce que j’ai construit.

Fosse 1 des Mines de Lens et le Stade Bollaert vers 1950, source Les Editions de l’Escaut

Le 18 juin 1933, les directeurs paradent en assistant au gala de gymnastique lors de l’inauguration. Malheureusement, une fois ce moment passé, c’est déjà l’heure de la redescente. J’avais pris goût à ce travail au jour.

J’ai beau être descendu de nombreuses fois, la peur, les bruits et les odeurs sont toujours présents. Le moindre bruit des cages que l’on ferme, de la respiration haletante et remplie de peur de mon père qui me serre contre lui, le bruit des larmes silencieuses de ma mère qui me voit partir. Son odeur rassurante lorsqu’elle m’embrasse, cette odeur, je ne le savais pas encore, que je sentais pour la dernière fois.

J’ouvre les yeux. Dans cette obscurité où l’on ne décèle que des formes et des images, je vois le rude mais doux visage de mon père. Il semble dormir, sa bouche esquisse un sourire heureux et serein, enfin apaisé et libéré des tourments qui l’accompagnent depuis sa naissance. Seul l’incendie et ses flammes crépitantes nous éclaire. Le parfum du boisage brûlant m’enveloppe, me faisant rêver à des contrées lointaines et méridionales. Me faisant oublier l’odeur du sang et de la mort. Je sens ma jeune vie s’envoler, comme par magie, elle me soulève et m’emporte, me laissant le temps d’embrasser une dernière fois mon père en lui disant que je l’aime.

Mon corps remonte au jour, je reconnais notre maison et notre coron. Mais je n’y vois pas ma mère. Les panaches de fumée noire et de poussière ont disparu. La fureur industrielle est absente, tout comme les chevalets qui se dressaient tels des oriflammes guerrières devant nos fenêtres. Je vois devant moi un grand écrin éclairé. De l’extérieur, j’entends des milliers de voix entonnant une chanson racontant mon histoire « Mon père était gueule noire comme l’étaient ses parents, ma mère avait les cheveux blancs ».

Source Facebook RC Lens

Au milieu de la pelouse de ce stade, je suis éclairé par des flashs comme je l’étais dans les entrailles de la terre. Personne ne peut me voir mais je peux lire le bonheur dans chaque visage. Je reconnais ma lampe de mineur, un homme aux tempes grisonnantes et au regard doux et pétillant la tient dans ses mains. Je sens la joie et fierté qui m’envahit au moment de quitter ce monde. Car je sais que dans tous les pas des passionnés qui graviront les marches de cette enceinte, je vais continuer à vivre.

Photos avec l’aimable autorisation de Didier Vivien, Jean-Marie Minot et tirées de l’ouvrage Le groupe d’exploitation de Lens-Liévin- collection Pays et paysages industriels aux éditions de l’Escaut

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